REQUIEM

AppRochE isotopiQUe de l’organIsation d’une léprosErie Médiévale

Le projet REQUIEM vise à documenter finement les pratiques alimentaires et la structuration sociale d’une population médiévale soumise à la pression sanitaire majeure que fut la lèpre, par l’application d’une méthode d’analyse innovante des restes humains : l’approche isotopique.

Porteur scientifiques :

  • Craham

Direction scientifique :

  • Anne Bocquet-Liénard
    Cécile de Séreville-Niel

Liste des membres du projet :

Le corps humain est une véritable archive biologique qui porte une multitude d’informations relatives notamment à l’identité biologique de chaque sujet (âge, sexe), à son état sanitaire, mais aussi à la nature physico-chimique de son environnement ou à la composition de son alimentation. En effet, les rapports des isotopes stables du carbone, de l’azote et du soufre des aliments sont conservés dans la chimie des tissus des consommateurs (DeNiro et Epstein, 1981, 1978 ; Van Der Merwe et Vogel, 1978 ; Vogel et Van Der Merwe, 1977). L’os humain étant en perpétuel remaniement, sa composition (donc sa signature isotopique) évolue et documente l’alimentation des dernières années de la vie de l’individu.

Cette propriété offre l’opportunité d’analyser les comportements alimentaires des individus de la période médiévale, indépendamment de leur condition sociale, là où les catégories les plus modestes sont généralement laissées dans l’ombre des sources textuelles et iconographiques, quand elles n’y sont pas dépeintes d’une façon très négative (Lett, 2013, p. 52). Malgré ces biais, les études réalisées à partir de ces sources et des riches données archéologiques récoltées et au cours des trente dernières années témoignent de l’étroite association, à cette période, entre l’alimentation et le statut social, mais également du rôle prépondérant accordé à la diététique dans le soin accordé aux malades (Laurioux, 2011, pp. 54, 71, 2002, p. 137 ; Nicoud, 2007, p. 8). Dans son travail doctoral, Valentin Miclon a mené des analyses sur des groupes d’individus de la période médiévale, socialement distincts, mais issus d’un environnement homogène. Il a ainsi confirmé la capacité des analyses des rapports isotopiques du carbone et de l’azote du collagène osseux à distinguer ces groupes sur la base de leurs pratiques alimentaires (Miclon 2020).

Le projet REQUIEM s’inscrit pleinement dans le projet scientifique quinquennal 2022-2026 que souhaite développer le Centre Michel de Boüard (UMR 6273 Craham – université de Caen Normandie – CNRS), en particulier dans son programme 1 « Santé, populations et environnements des sociétés historiques » du thème 2 : « Sociétés, objets, territoires ». Il propose, en effet, de recourir à l’approche biochimique, encore marginale en France, pour étudier, à l’échelle individuelle, l’accès à plusieurs catégories d’aliments en fonction du statut social et sanitaire d’individus accueillis au sein d’une léproserie médiévale normande. Il permettra ainsi de mieux caractériser, sur le temps long, les modalités de prise en charge de ces malades dans l’une de ces structures et leurs évolutions.

Au Moyen Âge, ces institutions ont, notamment, vocation à éloigner les lépreux du reste de la société en instaurant la pratique d’un soin collectif. Cet éloignement peut, en fonction des lieux et des périodes, viser autant à protéger la société de la contamination, que les malades d’éventuels mouvements hostiles. La perception du lépreux est ainsi particulièrement ambivalente tout au long de la période médiévale.

En effet, la société adopte alors une attitude ambiguë envers ces malades, entremêlant les marques de rejet, voire les persécutions et les gestes de réconfort. Avant le XIe siècle, la lèpre est considérée comme la traduction extérieure du péché, en particulier de la luxure (Touati, 1998, p. 107, Jeanne 2018). À partir du XIe siècle, si la lèpre inspire toujours la méfiance et le rejet par une partie de la population, elle est de plus en plus considérée comme une épreuve envoyée par Dieu et une voie vers le salut, rapprochant les ladres des Justes souffrants tel Job (Martin, 2015). La lèpre est alors perçue comme une forme de purgatoire terrestre et le malade devient, aux yeux de certains, l’image vivante du Christ souffrant (Touati, 1998, p. 201). C’est d’ailleurs à partir de cette période que se met en place le réseau de ces établissements, favorisé par l’embellie économique (Touati, 1998, p. 762).

Néanmoins, cette nouvelle perception du lépreux ne supplante pas la crainte qu’il inspire, en particulier en période de crise (Touati, 1998, p. 610–611). Ainsi, en 1321, les ladres furent accusés d’avoir empoisonné les sources, puits et fontaines avec la complicité des juifs, en particulier dans le Sud-Ouest de la France, aboutissant à des massacres soutenus par le roi (Martin, 2015). Le rejet de ces malades, sans aller systématiquement jusqu’à ces extrémités, semble s’être accentué au cours de la période médiévale sous l’effet de différents événements tels que la crise frumentaire de la fin du XIIe siècle et l’essoufflement économique qui l’a suivi (Touati, 1998, p. 610, 643).

En outre, si les communautés lépreuses semblent s’être généralement organisées selon un modèle monastique, ces institutions peuvent relever de situations très diverses et de tailles très variables (Touati, 1998, p. 589). De plus, la documentation archivistique relative à ces institutions est elle-même particulièrement inégale.

L’approche biochimique de populations archéologiques issues de telles institutions constitue donc une voie de recherche particulièrement prometteuse pour appréhender, avec nuance, leur organisation ainsi que les conditions de vie des malades atteints par la lèpre. Cette pathologie est en effet l’une des rares maladies infectieuses aisément identifiable par l’étude macroscopique des os et par les lésions spécifiques qu’elle provoque (Roffey et Tucker, 2012). En outre, si les marqueurs retenus documentent les comportements alimentaires des dernières années de la vie des individus, leur pertinence dans ce contexte est confortée par l’évolution de cette maladie, se déroulant le plus souvent sur plusieurs années (Rojas-Espinosa et Løvik, 2001). Cela permet de considérer que les signatures biochimiques étudiées renseigneront exclusivement l’alimentation de la période de vie au sein de la léproserie.

Dans le cadre du projet REQUIEM, la léproserie médiévale de Saint-Thomas d’Aizier (Eure) a été sélectionnée. Ce site correspond à la seule institution de ce type à avoir fait l’objet d’une investigation archéologique d’ampleur. Cette dernière a été menée dans le cadre de fouilles programmées de 1998 à 2010 sous la direction de Marie-Cécile Truc (InrapUMR 6273 Craham) puis de Cécile Chapelain de Seréville-Niel (UMR 6273 Craham), d’abord sous l’égide du groupe Archéologique du Val de Seine (GAVS) et du Parc naturel régional des boucles de la Seine normande, puis en collaboration avec le Craham, le CNRS, l’université de Caen Normandie et l’Inrap. L’approche globale et pluridisciplinaire de cette léproserie, associant archéologues, historiens, anthropologues, paléopathologistes, et de nombreux autres spécialistes, a permis de d’aborder la vie et la mort au sein d’un établissement hospitalier en Normandie, ainsi que son évolution entre la fin du XIet le XVIIe siècle (Blondiaux et al. 2020 ; Jeanne et al. 2021). L’opération a ainsi mis au jour 225 sépultures correspondant à 266 individus identifiés. Cet échantillon, unique par son amplitude et réuni dans un contexte scientifique sans équivalent en France, constitue un socle particulièrement favorable à la mise en place de cette étude, elle-même totalement inédite à l’échelle nationale. De plus, les différentes datations radiocarbones réalisées sur cette population attestent la bonne conservation du collagène osseux. La bonne conservation de ce support de l’information isotopique qui sera analysée, conforte la faisabilité du projet REQUIEM.

Ce projet centrera l’analyse sur la population de la léproserie Saint-Thomas d’Aizier afin de rechercher d’éventuelles distinctions alimentaires entre des groupes d’individus formés sur des critères biologiques (âge, sexe, état sanitaire…) et archéologiques (chronologie, architecture funéraire et localisation spatiale dans le site étudié). Cette approche permettra non seulement de documenter la vie des malades accueillis, mais également d’aborder la relation entre le mode de vie des différents individus et les pratiques funéraires dont ils ont bénéficié.

De plus, un échantillon d’une trentaine d’individus issus d’une population paroissiale locale, contemporaine et issue d’un contexte environnemental semblable, sera intégré à cette étude afin d’évaluer un éventuel particularisme alimentaire de la population prise en charge à Aizier.

Enfin, dans la perspective de proposer des hypothèses de restitution du comportement alimentaire des différents individus étudiés, une trentaine d’animaux locaux et contemporains seront également intégrés à cette étude, en suivant le même protocole analytique. Leur prise en compte est indispensable pour caractériser les comportements alimentaires car l’approche isotopique consiste à évaluer les relations de proximité biochimique entre les pôles alimentaires et les humains. Or, les signatures biochimiques de ces pôles peuvent varier sous l’action de paramètres environnementaux, physiologiques et anthropiques, à différents niveaux de la chaîne alimentaire. La caractérisation de leurs signatures biochimiques permet donc de s’affranchir de ces facteurs confondants (Goude et Fontugne, 2016; Herrscher et Goude, 2015 ; Herrscher et Le Bras-Goude, 2010). Les animaux qui seront intégrés à cette étude proviennent principalement de contextes de rejets issus de sites proches et contemporains des humains étudiés.

Ce projet, innovant par sa méthodologie, sera la première application de cette approche à toute une population archéologique médiévale et la première analyse de ce genre en Normandie pour la période considérée. Cette population constituera ainsi un référentiel incontournable pour toute future application de ce type d’analyse à l’échelle française et européenne.

Bibliographie citée

Blondiaux, J., Chapelain de Seréville-Niel, C., Lefebvre, R., Truc, M.-C., 2020. « À Saint Thomas d’Aizier (Eure) : la vie et la mort dans une léproserie médiévale normande », in Chapelain de Seréville-Niel, C., Delaplace, C., Jeanne, D., Sineux, P. (Eds.), Purifier, soigner ou guérir ?: maladies et lieux religieux de la Méditerranée antique à la Normandie médiévale, Presses universitaires de Rennes, p. 133–151.

DeNiro, M.J., Epstein, S., 1981. « Influence of diet on the distribution of nitrogen isotopes in animals », Geochimica et Cosmochimica Acta 45, p. 341–351. https://doi.org/10.1016/0016-7037(81)90244-1

DeNiro, M.J., Epstein, S., 1978. « Influence of diet on the distribution of carbon isotopes in animals », Geochimica et Cosmochimica Acta 42, p. 495–506. https://doi.org/10.1016/0016-7037(78)90199-0

Goude, G., Fontugne, M., 2016. « Carbon and nitrogen isotopic variability in bone collagen during the Neolithic period: Influence of environmental factors and diet », Journal of Archaeological Science 70, p. 117–131. https://doi.org/10.1016/j.jas.2016.04.019

Herrscher, E., Goude, G., 2015. « Biogéochimie isotopique et anthropologie biologique : reconstitution des modes de vie du passé », in Balasse, M., Brugal, J.-P., Dauphin, Y., Geigl, E.-M., Oberlin, C., Reiche, I. (Eds.), Messages d’os. Archéométrie du squelette animal et humain, Éditions des Archives Contemporaines, pp. 259–275.

Herrscher, E., Le Bras‐Goude, G., 2010. « Southern French Neolithic populations: Isotopic evidence for regional specificities in environment and diet », American Journal of Physical Anthropology 141, p. 259–272. https://doi.org/10.1002/ajpa.21141

Jeanne, D., 2018. « Bénédiction ou malédiction ? Maladies et malades sous le regard des bénédictins (XIe-XIIe siècle) », in Bauduin, P., Combalbert, G., Dubois, A., Garnier, B., Maneuvrier, C. (Eds.), Sur les las de Lanfranc, du Bec à Caen. Recueil d’études en hommage à Véronique Gazeau (Cahier Des Annales de Normandie 37), p. 129–137.

Jeanne, D., Chapelain de Seréville-Niel, C., Truc, M.-C., Blondiaux, J., D. Donoghue, H., 2021. « Les soins des lépreux au Moyen Âge : approche transdisciplinaire de la fouille à l’histoire du site de Saint-Thomas d’Aizier (XIe-XVIe s.) », in Knüsel, C., Kacki, S., Réveillas, H. (Eds.), Rencontre autour du corps malade : prise en charge et traitement funéraire des individus souffrants à travers les siècles, 10e Rencontre du Groupe d’Anthropologie et d’Archéologie Funéraire, 23, 24 et 25 Mai 2018, GAAF, Reugny, p. 85–95.

Laurioux, B., 2011. Écrits et images de la gastronomie médiévale, Conférences Léopold Delisle. Bibliothèque nationale de France, Paris.

Lett, D., 2013. Hommes et femmes au Moyen Âge : histoire du genre, XIIe-XVe siècle, Armand Colin, Paris.

Martin, H., 2015. Mentalités médiévales (XI-XVsiècle). Tome 2 : Représentations collectives. Presses Universitaires de France.

Miclon, V., 2020. Alimentation, état sanitaire et statut social des populations médiévales dans le centre de la France : approche archéo-anthropologique et paléobiochimique (Thèse de doctorat). Université de Tours, Tours. [Présentation de la thèse sur Les Échos du Craham]

Nicoud, M., 2007. Les régimes de santé au Moyen Âge: naissance et diffusion d’une écriture médicale, XIIIe-XVIe siècle, Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et Rome. École française de Rome, Rome.

Roffey, S., Tucker, K., 2012. « A contextual study of the medieval hospital and cemetery of St Mary Magdalen, Winchester, England », International Journal of Paleopathology 2, p. 170–180. https://doi.org/10.1016/j.ijpp.2012.09.018

Rojas-Espinosa, O., Løvik, M., 2001. « Mycobacterium leprae and Mycobacterium lepraemurium infections in domestic and wild animals », Revue scientifique et technique (International Office of Epizootics) 20, p. 219–251.

Touati, F.-O., 1998. Maladie et société au Moyen Âge : la lèpre, les lépreux et les léproseries dans la province ecclésiastique de Sens jusqu’au milieu du XIVe siècle, Bibliothèque du Moyen Age. De Boeck, Paris.

Van Der Merwe, N.J., Vogel, J.C., 1978. « 13C Content of human collagen as a measure of prehistoric diet in woodland North America », Nature 276, p. 815–816. https://doi.org/10.1038/276815a0

Vogel, J.C., Van Der Merwe, N.J., 1977. « Isotopic Evidence for Early Maize Cultivation in New York State », American Antiquity 42, p. 238–242. https://doi.org/10.2307/278984